Conférence au séminaire « Mondes » organisé par Lia Kurts à l’université Bordeaux-Montaigne, le 30 mars 2021.
Après avoir embrayé la question de la petite phrase musicale ou motif comme, dit-on , le lieu où se tient le monde (Wittgenstein, Fiche § 173), je m’efforce de cerner son émergence dans le poème, à l’écart de la thématique de sa « naissance » (J-Ch. Bailly (Nous, 2020). J’ai souvent pensé ne pas pouvoir « parler de poésie », convaincue que le partage des disciplines m’imposait de respecter juste le bon voisinage entre philosophie et poésie. J’évite alors dans ce respect de poétiser la philosophie, et je m’y suis même attaquée (cf. Comment écrivent les philosophes ? Kime 2003). Gardant une culpabilité de philosophe avec un tempérament littéraire, j’ose cette fois me prononcer sur un aspect de ma pratique restée longtemps à part, sans abandonner l’idée qu’une frontière invisible recommande de ne pas mêler le genres. Ma conférence est la suite de celle que Katerina Paplomata, Céline Barral et Marina Seretti m’ont invitée à faire à Bordeaux il y a deux ans sur « Tout un monde dans un son », intonations (in Actes à paraître chez Delatour-France) . Ici je discute la légitimité de l’entité « monde » quand s’élève le tapis volant de la pensée dans le milieu bruyant de la vie des formes. Partie d’un petit motif obscur sinon même d’une syllabe incompréhensible, la phrase poétique et aussi bien musicale,se tient comme un résonateur d’aspects de la culture, et nullement d’un « monde » en vis à vis. Lieu vibrant de la contingence (M. Merleau-Ponty), le poème suppose pour « percer » que s’efface le monde dans son objectivité de contenu face à un sujet qui chercherait à le « comprendre » en faisant de la petite phrase un miroir de la structure du monde. Ce bloc d’incompréhension fiché dans le poème (H. Meschonnic à partir de W. von Humboldt), fait de la phrase l’évènement porteur des résonances de nos vies, plutôt que l’advenue au monde d’un appel (l’Etre) venu d’un monde « privé de monde » (c’est à dire au départ silencieux). Je ne reviens pas sur la nécessaire distinction entre philosophie et poésie. Ce n’est pas que la philosophie et la poésie ne « doivent pas » se rencontrer* car il n’y a là aucune « interdit ». Je tente plutôt de cerner à quel niveau ou registre ce recoupement peut nuire à l’une ou à l’autre. Disons, en m’inspirant d’une remarque de Gérard Genette sur les exercices étymologiques de Socrate dans le Cratyle, que je vise à ressaisir, sous la croûte des concepts, en quoi la poésie profère par assonances le « vrai » (étymon), au verso de la prose philosophique en quête de « vérité » (aletheia). Rien n’empêche de distinguer en concepts ce qui en réalité est inséparablement soudé.
Antonia Soulez (24 mars 2021)