Mes intérêts se sont d’abord tournés vers la philosophie grecque. À partir de 1973, date à laquelle j’ai publié chez Armand Colin, en collaboration avec Jean-Mathieu Luccioni, Fondements de la physique, traduction de Philosophical Foundations of Physics de Rudolf Carnap, je me suis orientée vers la philosophie moderne et contemporaine du langage. Cet ouvrage est programmé pour une réédition chez Vrin. Avec Jan Sebestik, chercheur au CNRS, nous avons entrepris des travaux sur les fondateurs (et proto-fondateurs) du Cercle de Vienne qui ont fait l’objet de publications et de colloques internationaux sans compter de nombreux articles pour différents collectifs français et étrangers. Aujourd’hui, il s’agit moins de présenter au public français le Cercle de Vienne en le contextualisant dans l’époque de sa fondation et de sa diffusion, que de réévaluer des questions philosophiques qui restent d’actualité même si elles nous plongent dans une « tradition » incontournable. Son Manifeste paru en 1929, maintenant traduit par nos soins en français, figure à côté de l’original à côté d’autres traductions en langues étrangères dans une parution chez Springer Wien, sous le titre Wissenschaftliche Weltauffassung der wiener Kreis, suite à un colloque organisé à Vienne en décembre 2011 par l’European Philosophy of Science Association (EPSA). Une délégation au CNRS dans l’équipe du compositeur Costin Miereanu m’a permis de mener à bien un ouvrage sur Helmholtz, Mach, Dahlhaus, combinant l’intérêt pour la controverse entre Mach et Helmholtz, des approfondissements sur la dissonance et la consonance, et les crises de l’harmonie, avec l’intégration de l’épistémologie dans des réflexions plus contemporaines d’esthétique de la musique (Dahlhaus). Cet intérêt pour le musicologue-philosophe allemand a récemment conduit à l’édition de son Esthétique musicale, traduite en français, par un groupe de travail monté par Julien Labia (Vrin 2015). Parallèlement, je poursuivais des travaux avec Horacio Vaggione et Makis Solomos sur des thématiques plus directement en lien avec l’esthétique et l’épistémologie de la musique contemporaine (voir ce qui est paru dans notre collection « Musique philosophie » créée en 2003 à l’Harmattan).
J’ai développé ainsi une approche « pluri-registre » combinant philosophie du langage, histoire des sciences ou épistémologie, et musique, en particulier sur le XXe siècle, quitte à conjuguer de façon critique des traditions différentes de la musique (ainsi entre Adorno et Wittgenstein). Sur la musique, ma recherche s’est également centrée sur la pensée de Wittgenstein, après avoir examiné de plus près la période dite intermédiaire, de la grammaire philosophique, dans les années 1930. C’est l’époque où des relations plus noueuses s’établissent pour un temps avec le Cercle de Vienne, ou plutôt une fraction. Je distingue pour cette raison le « tournant grammatical » de Wittgenstein (voir mon livre aux PUF 2003) du tournant logico-linguistique qui marque les débuts de ce que l’on appelle la philosophie analytique. Se dessine une théorie de la compréhension des phrases sur le modèle de la musique sur laquelle j’ai travaillé. Cette thématique traverse Au fil du motif autour de Wittgenstein et la musique, qui a inauguré une nouvelle collection « Philosophie et musique » chez Delatour France, et que je co-dirige depuis 2012 avec Julien Labia.
C’est un point d’aboutissement d’une question qui me poursuivait déjà depuis ma thèse de doctorat sur Projet de grammaire philosophique chez Platon ; du Cratyle au Sophiste (PUF en 1991). Bien sûr, un changement considérable de paradigme d’analyse du langage fait de cette filiation thématique une ligne discontinue et même rompue. Mais Gilbert Ryle, grand lecteur des dialogues de Platon sur le langage, mais aussi en discussion avec Frege, Russell et Wittgenstein, a éclairé mes pas sur cette approche comparée d’un paradigme grec (alphabétique) avec une analyse frégéenne de la signification.
Ainsi rien n’est perdu de cette formation classique si l’intérêt se centre également sur les paradigmes de méthode de l’analyse du langage dans l’histoire de la philosophie, paradigmes qui conduisent à reconnaître des langages philosophiques hétérogènes pour des « problèmes » dont l’invariance est seulement apparente. C’est cette confrontation qui m’a amenée à réfléchir sur l’application, à l’histoire de la philosophie, d’une lecture modernisante, ici marquée par des procédures d’algébrisation de la grammaire.
Cette approche comparatiste-critique n’a pas disparu de mes préoccupations. Ainsi, je l’ai reprise dans un travail sur le rapport de Ludwig Wittgenstein (comparé à celui de Gilbert Ryle) avec l’histoire de la philosophie tel qu’il apparaît dans le § 46 de ses Recherches philosophiques où se trouve formulée une critique des « individus » de Russell rapprochée de la critique des « éléments » de la connaissance dans le Théétète de Platon. Wittgenstein le cite ainsi que Russell pour renforcer son auto-critique des « objets » dans son Tractatus logico-philosophicus. Ce travail paru d’abord en anglais est paru en français chez Vrin en 2012 dans une contribution « Du chariot d’Hésiode au balai des Recherches » à l’ouvrage collectif L’idée platonicienne dans la philosophie contemporaine. Jalons (direction Sylvain Delcomminette et Antonino Mazzù). On mesure aussi le caractère foncièrement anti-grec de la philosophie de Wittgenstein que j’ai repris dans mon ouvrage sur l’antiphilosophie de Wittgenstein en réponse au livre de Badiou paru en 2016 aux éditions Lambert-Lucas.
Attachée à la philosophie dite de « transition » de Wittgenstein, il était par ailleurs naturel qu’après avoir eu la chance de travailler plusieurs années avec le regretté Gordon Baker, spécialiste anglais de Wittgenstein, et dont les travaux se sont, dans les dernières années de sa vie, centrés sur les aspects waismanniens du Wittgenstein de maturité, je me sois tournée vers Friedrich Waismann que je surnomme le « scribe » de Wittgenstein. Dans ces relations de travail, l’appui de Brian McGuinness a été décisif. De cet intérêt sont sortis nos travaux d’équipe sur les Dictées à Friedrich Waismann et pour Moritz Schlick (1re édition en 1997, réédition en 2015 chez Vrin, avec une importante présentation par Gordon Baker). Une présentation à la librairie Vrin de cette réédition a eu lieu en novembre 2015, et une Journée s’est tenue sur ces questions en avril 2016 à la Sorbonne dans le séminaire Phi-co dirigé par S. Laugier, Ch. Chauviré (émérite) et P. Fasula. Rappelons à ce sujet un numéro de nos Cahiers de philosophie du langage, intitulé « Waismann, Textures logiques », paru en 2009 chez L’Harmattan sous la responsabilité de Jean-Philippe Narboux et moi-même. Deux inédits de Waismann s’y trouvent traduits en français pour la première fois, « Language strata », et « How I see philosophy ».
Friedrich Waismann, philosophe des mathématiques, émigré après l’Anschluss de Vienne à Oxford, a été un proche collaborateur de Wittgenstein (jusqu’à leur rupture). Son parcours est précieux pour comprendre à travers ses relations avec Wittgenstein, un temps étroites et dévouées à sa réflexion dans ses plus infimes modifications, les moments de la pensée de l’auteur du Tractatus qu’il s’agissait pour lui d’expliquer au Cercle de Vienne. Mais c’était dans des années où le Manifeste de ce Cercle (1929) qui citait Wittgenstein comme son représentant, marquait déjà quelques écarts par rapport à la « Conception scientifique du monde » au point de donner l’impression qu’il lui échappait. D’un autre côté, les traits propres de la conception de Waismann se glissent qui signalent, à l’inverse, des critiques mais aussi des pistes nouvelles. Ces critiques sont autant d’indications de ce que pouvait avoir d’auto-critique mais aussi de progressive et inattendue, la pensée par paliers de Wittgenstein, à l’écart de celle de ces philosophes tenus pour représentatifs de la philosophie analytique. Elles ébranlent leur programme de réduction à un langage de base construit pour unifier les énoncés des différentes branches de la science empirique.
D’un côté, née sur le continent entre les deux guerres avec ce qu’avaient alors de spécifique les travaux germanophones sur le langage et la logique depuis la fin du XIXe siècle en Europe centrale, mais aussi les débats avec la phénoménologie, la philosophie dite « analytique » resituée dans son contexte, gagne en clarté et complexité. De l’autre, contrastée avec cette dernière à laquelle nous avons consacré nos travaux d’équipe dans les années 1980-98 – menés principalement avec Jan Sebestik puis François Schmitz au sein de l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques (IHPST) à Paris – la pensée de Wittgenstein, qui passe pour l’avoir inspirée, a révélé la fécondité de ses modulations. Les points de démarcation vis-à-vis du positivisme logique ont pris leur relief tandis que, dans ces années correspondant également aux premiers contacts avec les Archives Wittgenstein à Bergen (Norvège), notamment en la personne du maître d’œuvre de l’édition électronique du Nachlass de Wittgenstein, Alois Pichler, se trouvaient portés au grand jour, progressivement, des matériaux nouveaux des manuscrits de Wittgenstein, ignorés jusque-là, sources de nouveaux travaux éditoriaux.
J’ai également assuré en 1989 un séminaire d’été à l’Université de Northwestern à Chicago sur les relations du Cercle de Vienne avec le Bauhaus-Dessau dans les années 1920, et dirigé un ouvrage collectif publié chez Mardaga (Liège) sur le « moderne », où l’importance de l’architecture et des arts constructifs pour ce courant philosophique apparaissait au grand jour. Il m’était en effet devenu évident que le Cercle de Vienne, sans parler de Wittgenstein qui en était à la marge, avait entretenu des rapports réguliers avec les artistes sur l’architecture et l’urbanisme qui, dans la municipalité viennoise des années 1920 alors socio-démocrate, étaient au cœur des projets de « reconstruction sociale ». À ce point, la figure d’Otto Neurath prend tout son relief. Ces échanges avec le Bauhaus-Dessau attestent d’une ouverture sur les arts qui corrigeait l’interprétation positiviste étroite qu’on a parfois défendue du Cercle de Vienne. Deux images étaient donc à redresser :
- son positivisme étroit et désincarné, alors que le Cercle de Vienne était un mouvement militant de dimension socio-politique inscrit dans le contexte viennois d’une socio-démocratie entretenant avec le courant austro-marxiste des liens qui ne peuvent plus être ignorés ;
- son combat vis-à-vis des arts, nullement orienté à l’encontre de l’expression artistique, étant donné l’intérêt de certains de ses membres pour les arts de la construction, architecture, urbanisme, et leur fréquentation régulière du Bauhaus pour y délivrer des conférences.
Loin de refléter un désintérêt pour l’art, la critique souvent soulignée de l’expressivité en philosophie qui est à la source de bien des préjugés contre ce positivisme perçu comme maudit dans nos pays dans le contexte français des années 1960, passait à côté d’une réflexion renouvelée du « style » de la philosophie et de son mode d’écriture conceptuelle, ce que j’ai appelé sa « prose » dans mon livre Comment écrivent les philosophes (de Kant à Wittgenstein) ou le style de Wittgenstein publié en 2003 aux Éditions Kimè.
Par ailleurs Wittgenstein, qui est passé pour l’inspirateur principal de la philosophie analytique de source viennoise, est certainement, des philosophes de cette tradition, le plus tourné vers l’art, en particulier vers la musique, qu’il pratiquait lui-même. D’où, après un numéro de la revue Rue Descartes publié en 2003 sur « Wittgenstein et l’art » à l’époque où je codirigeais le Collège international de philosophie à Paris (direction François Noudelmann), des travaux plus récents « autour de Wittgenstein et la musique » (cf. Au fil du motif…, cité plus haut).
Comme je ne conçois pas de tels travaux de réflexion sans des approches pratiques, j’ai parallèlement des activités dans le champ de la musique, à laquelle s’ajoute l’écriture poétique. J’ai ainsi publié plusieurs poèmes dans la revue Poésie, dirigée par Michel Deguy (1997, 2002, 2007), ainsi que les recueils Sons couleurs (2010), Qualia (2014) et Sons voisés (2016), dans la collection « Quatuor » de Jean-Marc Chouvel aux éditions Delatour France.
Ces activités – il faudrait dire, cette autre vie – nourrissent mon travail théorique sans le supplanter ni s’y confondre. Cette conjonction est pour moi un défi mais aussi une nécessité. Sans doute ne pourrais-je faire autrement, en raison de mon passé, de mes rencontres, et de mes choix. Un petit « manifeste » en-tête de Qualia présente mon option dans les champs poétiques en contraste avec la philosophie. Je ne prétends pas faire de philosophie en poésie ni de poésie en philosophie. Je l’explique dans ce « manifeste » en forme de poème.
À mes yeux, l’articulation entre philosophie du langage et musique reste à explorer, même si elle se trouve développée (autrement) dans les pays anglophones depuis la fin du XXe siècle et peut-être à partir d’elle. C’est pourquoi des questions comme la « signification musicale » ou « l’autonomie du musical » que nous avons mené Julien Labia et moi, ou des confrontations entre traditions et paradigmes musicaux hétérogènes, sont devenues centrales à mes yeux. De même, à partir de nos travaux sur Helmholtz, Mach et Dahlhaus, les problèmes relatifs au système des sons, et à la discussion sur la naturalité supposée de ce système.
L’aspect pluri-registre de mes recherches et travaux explique ainsi une orientation double et des projets où philosophie du langage et musique sont croisées. Il justifie une méthode de comparaison associée à des « rationalités » et souligne l’aspect « constructif », articulé à une démarche épistémologique que j’aime à rapprocher de l’objectif anthropologique de Marcel Détienne, « construire des comparables » (Comparer l’incomparable, Seuil 2000).
Mon regard sur la philosophie viennoise du XXe siècle m’a évidemment prédisposée à des confrontations entre philosophie et musique (Schoenberg et Wittgenstein) valant en particulier pour le XXe siècle. Cependant, c’est pour mieux appréhender les ruptures qui ont suivi le tournant de l’école de Vienne que je poursuis mes explorations sur les musiques contemporaines centrées sur le son. L’approche du son, de la profération, de l’accentuation dans le processus de « l’intonation » m’importe beaucoup pour la poésie.
S’agissant de la musique en train de se faire aujourd’hui, le contemporain et l’approche de la composition du son, plutôt qu’avec les sons, m’intéressent tout particulièrement, mais aussi les mutations subséquentes qui se sont introduites dans la conception de la « partition » à partir du modèle « électrique » de la composition sonore annoncée par Edgar Varese avant la 2e Guerre mondiale. Pour mieux ressaisir ces mutations j’ai bénéficié, au contact de mes collègues et amis musiciens, de la transmission à leurs chercheurs, des apports de la technologie de composition des sons et, par là même, de l’entourage savant plus spécifique de l’équipe à laquelle j’ai été associée depuis 2006, à savoir le Centre de recherche informatique et création musicale (CICM), alors dirigé par Horacio Vaggione, compositeur chercheur. Au pied du mur concernant l’investigation du son, matériau nécessitant l’apport de la technologie informatique, j’estime que la philosophie est pour l’instant peu outillée conceptuellement pour ressaisir ces mutations. Cela a son importance car on mesure ainsi l’embarras de la pensée conceptuelle quand elle a à traiter d’un matériau résistant à l’analyse classique. Les philosophes sont rétifs face à un matériau matériel. Ils ont irrésistiblement envie d’y trouver un « eidos » (héritage aristotélicien). Or, ici, ce formel intéresse l’épistémologie bien plus que la philosophie traditionnelle.
S’agissant des travaux sur Wittgenstein, mon livre en réponse à Badiou accentue l’événement Tractatus comme genre métadiscursif de plein droit (et non comme tissu de non-sens), et répond à l’objection platonicienne de Badiou d’un « détrônement de l’Être », par une problématique d’un passage à l’être en vertu d’une pensée « applicative ». Je vois beaucoup d’affinités à cet égard avec la conception de Descartes avancée par Valéry qui y voit le « premier grand anti-philosophe » (au bon sens du mot pour Valéry), opposant une « philosophie notative » ou « applicative » à une « philosophie explicative ».
Ma problématique des « qualia » ou « aspects » dans la dernière philosophie de Wittgenstein présentée dans Manières de faire des sons (coord. Horacio Vaggione, Hermann, 2010), et reprise dans Au fil du motif…, recoupe ces recherches, également menées à une échelle poétique indépendante, sur l’importance d’une écriture « graphématique » (expression hasardée par Max Black, dans son commentaire du Tractatus) de la philosophie qui ferait de la Darstellung philosophique, une sorte de « partition » du monde. J’ai présenté quelques aspects de cette vue à l’ENS à l’invitation du séminaire Mamuphi (Moreno Andreatta et François Nicolas) en 2013, tout en reprenant un point du philosophe Aldo Giorgio Gargani sur l’aspect « diagrammatique » de la philosophie de Wittgenstein en rapport avec les mathématiques et la musique.diri